Socrate (vers 470-399 av. J.-C.) |
Nous connaissons principalement Socrate grâce aux dialogues écrits par Platon (429-347 av. J.-C.), un de ses disciples. Ces œuvres nous dépeignent Socrate comme un personnage occupé à questionner les citoyens de l’Athènes démocratique sur toutes sortes de questions. Il s’agit de les réveiller de leurs pseudo-certitudes et de leurs fausses opinions, comme un taon qui, par sa piqure, réveillerait un cheval un peu mou du fait de sa taille.
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« Vous ne trouverez pas facilement un autre homme comme moi, un homme somme toute – et je le dis au risque de paraître ridicule – attaché à la cité par le dieu, comme le serait un taon au flanc d’un cheval de grande taille et de bonne race, mais qui se montrerait un peu mou en raison même de sa taille et qui aurait besoin d’être réveillé par l’insecte. »
Platon, Apologie de Socrate
Socrate est à la recherche de la vérité, il ne prétend aucunement la posséder : » Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien « , dit-il. En ce sens, il est philosophe (comme l’indique son étymologie, ce mot signifie » amoureux du savoir, de la sagesse « ; le premier usage de ce mot reviendrait à Pythagore) et non sophiste (possesseur du savoir). C’est d’ailleurs contre les Sophistes que Socrate dépense ses efforts.
Les sophistes et la rhétorique : l’art de persuader contre l’art de convaincre. |
En cette période démocratique de la cité d’Athènes, l’art du discours joue un rôle capital dans la vie des citoyens. Les Sophistes (comme Protagoras, vers 485- vers 411 av. J.-C.) sont souvent des professeurs de rhétorique (art du discours) qui se prétendent capables de soutenir n’importe quel point de vue sur n’importe quel sujet, car selon eux aucune vérité n’est durable, » toutes nos connaissances viennent de la sensation, et la sensation varie selon les individus. « L’homme est donc la mesure de toutes choses. », comme l’affirme Protagoras, c’est-à-dire que chaque individu conçoit le monde à sa manière. Les Sophistes préfèrent ainsi le pouvoir de la persuasion à l’honnêteté de la conviction et à la recherche de la vérité (persuader signifie emporter l’adhésion de son auditoire par n’importe quel moyen, convaincre suppose de ne faire appel qu’à des moyens rigoureusement rationnels sans chercher à tromper son auditoire ; convaincre, ce n’est pas triompher de son interlocuteur mais vaincre avec (cum vincere) lui contre l’ignorance, l’erreur ou l’illusion). Les Sophistes utilisent leurs compétences pour conquérir le pouvoir ou les louent au profit d’hommes riches.
L’interrogation des mythes et des croyances. |
Platon (dans Apologie de Socrate) raconte que Chéréphon, l’ami d’enfance de Socrate, interrogea l’oracle de Delphes sur Socrate. La Pythie, censée être une prophétesse capable de comprendre les réponses aux questions que l’on posait par son intermédiaire à Apollon, lui répondit qu’il n’y avait pas d’homme plus sage, plus libre, plus juste, plus sensé que Socrate. Celui-ci va alors s’interroger sur la réponse de l’oracle. Cette volonté de vérifier la prophétie n’est pas la manifestation d’une suspicion de Socrate à l’égard de la religion de son temps mais une volonté d’assurer le discours sur des preuves et des arguments rationnels. Socrate se met à chercher quelqu’un de plus savant que lui et interroge de prétendus spécialistes sur les savoirs qu’ils sont censés les mieux connaître.
« Cet homme, me sembla-t-il, passait aux yeux de beaucoup de gens et surtout à ses propres yeux pour quelqu’un qui savait quelque chose, mais ce n’était pas le cas. Et le résultat fut que je m’attirai son inimité et celle de plusieurs des gens qui assistaient à la scène. En repartant, je me disais donc à moi-même : « Je suis plus savant que cet homme-là. En effet, il est à craindre que nous ne sachions ni l’un ni l’autre rien qui vaille la peine, mais, tandis que, lui, il s’imagine qu’il sait quelque chose alors qu’il ne sait rien, moi qui effectivement ne sait rien, je ne vais pas m’imaginer que je sais quelque chose. En tout cas, j’ai l’impression d’être plus savant que lui en ceci qui représente peu de chose : je ne m’imagine même pas savoir ce que je ne sais pas. »
Platon, Apologie de Socrate
La pire ignorance est celle qui s’ignore elle-même. |
Pour Socrate, la pire ignorance est celle qui s’ignore elle-même. Il est moins grave de se savoir ignorant que de se croire savant. Ignorer et ne pas reconnaître son ignorance, c’est être victime d’une illusion alors que reconnaître son ignorance, c’est reconnaître un manque que l’on est alors disposé à vouloir combler par la curiosité. Prendre conscience de son ignorance est une étape préliminaire dans la quête du savoir.
Remarquons que chez Descartes (1596-1650), à travers ses Méditations Métaphysiques, la quête d’un fondement absolument certain des sciences suppose la prise de conscience de l’incertitude des principes que l’on a reçus et auxquels on croit sans jamais avoir pu les vérifier.
De même, on trouvera chez Kant (1724-1804) cette distinction entre une ignorance vulgaire, ignorante de son indigence et risquant d’être vaniteuse, et une ignorance savante, consciente des limites de son savoir, modeste et susceptible alors de rechercher la science.
« L’ignorance peut-être ou bien savante, scientifique, ou bien vulgaire. Celui qui voit distinctement les limites de la connaissance, par conséquent le champ de l’ignorance, à partir d’où il commence à s’étendre, par exemple le philosophe qui aperçoit et montre à quoi se limite notre capacité de savoir relatif à la structure de l’or, faute de données requises à cet effet, est ignorant de façon technique ou savante. Au contraire, celui qui est ignorant sans apercevoir les raisons des limites de l’ignorance et sans s’en inquiéter est ignorant de façon non savante. Un tel homme ne sait même pas qu’il ne sait rien. Car il est impossible d’avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science ; tout comme un aveugle ne peut se représenter l’obscurité avant d’avoir recouvré la vue. Ainsi la connaissance de notre ignorance suppose que nous ayons la science et du même coup nous rend modeste, alors qu’au contraire s’imaginer savoir gonfle la vanité. »
Kant, Logique
L’ironie socratique et la prise de conscience de l’ignorance. |
Afin de permettre à ses interlocuteurs de prendre conscience de leur ignorance, Socrate procédait avec ironie. L’ironie signifie l’art d’interroger en feignant l’ignorance. La méthode de Socrate consiste d’abord à questionner, comme s’il voulait tirer son savoir de l’interlocuteur, en arborant souvent une fausse humilité, notamment face aux sophistes gonflés de leur faux savoir. Mais le but de l’interrogation est de parvenir méthodiquement à ce que l’interlocuteur découvre par lui-même les faiblesses et les contradictions de sa pensée. Pour cela, Socrate accepte telle quelle la réponse qu’on lui apporte, et en tire avec son interlocuteur toutes les implications, jusqu’à celui-ci prenne conscience de la fragilité voire de l’inconsistance (la contradiction des conséquences et des implications) de son prétendu savoir. Il ne s’agit ni d’humilier l’autre ni d’assurer son pouvoir sur lui, mais de permettre ainsi de se débarrasser de ce qui empêche une vraie connaissance.
Dialogue et maïeutique. |
Ensuite par l’art du dialogue, la dialectique, par un jeu de questions-réponses, Socrate s’efforce de faire naître, de découvrir, de dévoiler la vérité dans l’esprit de son interlocuteur et de lui-même. Cette démarche, Socrate la compare à l’art de l’accouchement : la maïeutique. La mère de Socrate, Phénarète était sage-femme. celle-ci avait pour mission d’aider à accoucher les corps, lui avait pour mission d’accoucher les esprits. Ce qui signifie qu’il ne prétendait rien enseigner, au sens où il s’agirait de « donner » aux autres un savoir qu’ils n’auraient qu’à recevoir, mais qu’il ne pouvait en quelque sorte qu’aider leur esprit à venir au monde, à découvrir par eux-mêmes la vérité. Il s’agit donc, et c’est une vision très juste de ce qu’enseigner peut réellement vouloir dire, d’aider les autres à mettre au jour ce qu’ils portent déjà en eux-mêmes (c’est le mythe platonicien de la réminiscence). Il y a ici l’idée fondamentale (et qui sera par exemple reprise à sa manière par Kant), que la vérité n’est pas affaire d’autorité, ne peut être le fruit d’un enseignement dogmatique, mais la tâche que chacun doit prendre pour lui-même à son compte, que la recherche de la vérité est une activité de recherche critique.
« SOCRATE. – Mon art de maïeutique a mêmes attributions générales que le leur. La différence est qu’il délivre les hommes et non les femmes et que c’est les âmes qu’il surveille en leur travail d’enfantement, non point les corps. Mais le plus grand privilège de l’art que, moi, je pratique est qu’il sait faire l’épreuve et discerner, en toute rigueur si c’est apparence vaine et mensongère qu’enfante la réflexion du jeune homme, ou si c’est fruit de vie et de vérité. J’ai, en effet, même impuissance que les accoucheuses. Enfanter en sagesse n’est point en mon pouvoir, et le blâme dont plusieurs déjà m’ont fait opprobre, qu’aux autres posant questions je ne donne jamais mon avis personnel sur aucun sujet et que la cause en est dans le néant de ma propre sagesse, est blâme véridique. La vraie cause, la voici : accoucher les autres est contrainte que le dieu m’impose ; procréer est puissance dont il m’a écarté. Je ne suis donc moi-même sage à aucun degré et je n’ai, par-devers moi, nulle trouvaille qui le soit et que mon âme à moi ait d’elle-même enfantée. Mais ceux qui viennent à mon commerce, à leur premier abord, semblent, quelques-uns même totalement, ne rien savoir. Or tous, à mesure qu’avance leur commerce et pour autant que le dieu leur en accorde faveur, merveilleuse est l’allure dont ils progressent, à leur propre jugement comme à celui des autres. Le fait est pourtant clair qu’ils n’ont jamais rien appris de moi, et qu’eux seuls ont, dans leur propre sein, conçu cette richesse de beaux penseurs qu’ils découvrent et mettent au jour. »
Platon, Théétète
