• La philosophie et la liberté

    « La fin de la philosophie signifierait ni plus ni moins que la fin de la liberté. La liberté n’est pas menacée seulement par les régimes totalitaires ou autoritaires. Elle l’est aussi, de manière plus cachée mais non moins forte, par l’atrophie du conflit et de la critique, l’expansion de l’amnésie et de l’irrelevance, l’incapacité croissante de mettre en question le présent et les institutions existantes, qu’elles soient proprement politiques ou qu’elles portent les conceptions du monde. Dans cette critique, la philosophie a toujours eu une part centrale, même si son action a été la plupart du temps indirecte. Cette action est entrain de disparaître, d’abord et surtout sous le poids des tendances social-historiques contemporaines. Mais un effet de ces tendances, qui les renforce à son tour, est l’influence de l’adoration heideggerienne et post heideggerienne de la « réalité brute », et les proclamations heideggeriennes « nous n’avons rien à faire », « il n’y a rien à faire ». La combinaison des deux se laisse aisément voir dans la glorification de la pensée molle et flexible explicitement adaptée à la société des médias. »

    Cornélius Castoriadis, dans Le Monde Ensorcelé (1990. p.281-282).

  • Être vigilant et se réveiller quand les hommes s’endorment

    « Qu’est-ce donc que dormir ? C’est une manière de penser ; dormir, c’est penser peu, c’est penser le moins possible. Penser, c’est peser ; dormir, c’est ne plus peser les témoignages. C’est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, c’est accepter ; c’est vouloir bien que les choses soient absurdes, vouloir bien qu’elles naissent et meurent à tout moment… (…) Oui, quand nous dormons, nous sommes un peu comme au théâtre ; nous ne cherchons pas le vrai… Eh bien, se réveiller, c’est justement se décider à cela. Se réveiller, c’est se refuser à croire sans comprendre ; c’est examiner, c’est chercher autre chose que ce qui se montre ; c’est mettre en doute ce qui se présente, étendre les mains pour essayer de toucher ce que l’on voit, ouvrir les yeux pour essayer de voir ce que l’on touche ; c’est comparer des témoignages, et n’accepter que des images qui se tiennent ; c’est confronter le réel avec le possible afin d’atteindre le vrai ; c’est dire à la première apparence : tu n’es pas. Se réveiller, c’est se mettre à la recherche du monde. L’enfant, dans son berceau, lorsqu’il apprend à percevoir, quelle leçon de critique il nous donne ! (…) Et vous apercevez maintenant, amis, qu’il y a beaucoup de manières de dormir, et que beaucoup d’hommes, qui, en apparence, sont bien éveillés, qui ont les yeux ouverts, qui se meuvent, qui parlent, en réalité dorment ; la cité est pleine de somnambules. (…) Or, vous trouverez sur votre chemin, comme dans la fable, toutes sortes de Marchands de Sommeil. (…) Les uns vendent le sommeil à l’ancienne mode ; ils disent qu’on a dormi ainsi depuis tant de siècles. D’autres vendent des sommeils rares, et bien plus dignes d’un homme, à ce qu’ils disent ; (…) Oui, vous pouvez croire que le soleil s’éteint tous les soirs. Mais vous pouvez aussi reconstruire une machine du soleil et des planètes, saisir dans la course des astres les effets de la pesanteur familière qui attache vos pieds au sol, et fit, tout à l’heure, tomber une pomme devant vous. À chaque instant, vous pouvez, ou bien dormir et rêver, ou bien veiller et comprendre ; le monde admet l’un et l’autre. Et quand vos rêves seraient vrais, vous n’en dormiriez pas moins. Croire que le soleil tourne autour de la terre, ou croire au loup-garou, c’est rêve de rustre ; mais si vous croyez, vous, que la terre tourne, sans comprendre pourquoi vous le croyez, si vous répétez que le radium semble être une source inépuisable d’énergie, sans savoir seulement ce que c’est qu’énergie, ce n’est toujours là que dormir et rêver ; je vous accorde que c’est dormir comme il faut et rêver comme il faut ; c’est le sommeil qui s’est le mieux vendu cette année. (…) Passez donc sans vous arrêter, amis, au milieu des Marchands de Sommeil ; et, s’ils vous arrêtent, répondez-leur que vous ne cherchez ni un système, ni un lit. Ne vous lassez pas d’examiner et de comprendre. Laissez derrière vous toutes vos idées, cocons vides et chrysalides desséchées. Lisez, écoutez, discutez, jugez ; ne craignez pas d’ébranler des systèmes ; marchez sur des ruines, restez enfants. Au cours de cette année, nous avons lu Platon ensemble ; vous avez souri d’abord ; souvent même vous vous êtes irrités, et Socrate vous a paru un mauvais maître. Mais vous êtes revenus à lui ; vous avez compris, en l’écoutant, que la pensée ne se mesure pas à l’aune, et que les conclusions ne sont pas l’important ; rester éveillés, tel est le but. Les Marchands de Sommeil de ce temps-là tuèrent Socrate, mais Socrate n’est point mort ; partout où des hommes libres discutent, Socrate vient s’asseoir, en souriant, le doigt sur la bouche. Socrate n’est point mort ; Socrate n’est point vieux. Les hommes disent beaucoup plus de choses qu’autrefois ; ils n’en savent guère plus ; et ils ont presque tous oublié, quoiqu’ils le murmurent souvent dans leurs rêves, ce qui est le plus important, c’est que toute idée devient fausse au moment où l’on s’en contente. (…) Il y a des événements qui interrogent violemment tous les hommes, et qui exigent d’eux une réponse ; des événements qui n’attendent point et qu’on ne pouvait attendre ; des événements qui éclairent le passé et l’avenir comme l’incendie éclaire la rue ; et cette lueur-là aussi éveille tous les hommes, les chasse tous de leur repos, et soudain disperse leurs rêves ; il faut qu’ils agissent, il faut qu’ils se prononcent, il faut qu’ils pensent, en débandade. Alors, comment voulez-vous qu’ils pensent ? Ils dormaient, et les voilà jetés dans la foule, et déjà emportés. Alors ils regardent leurs amis et leurs ennemis, la tranquillité de leur maison, et toutes sortes d’images confuses, par quoi ils se décident enfin à hurler pour ou contre, le long de la rue mal éveillée. Et des opinions comme celles-là sont réellement des rumeurs dans la nuit, des rumeurs de déroute dans la nuit. Trouver le vrai ainsi, par hasard, quelle triste victoire ! Une erreur du grand Descartes était plus vraie que cette vérité-là. (…) … combien d’hommes se traînent ainsi toute leur vie à la suite de l’événement, en retard toujours, pour avoir dormi en l’attendant. Sachez-le, l’événement viendra comme un voleur ; et il faut l’attendre les yeux ouverts, autour des lampes vigilantes. Ainsi avons-nous fait ; ainsi avons-nous joyeusement travaillé, sans but, pour travailler, afin de rester jeunes, souples et vigoureux ; ainsi vous continuerez, à l’heure où dorment les faux sages, les Protagoras marchands d’opinions avantageuses, les Protagoras marchands de sommeil ; ainsi vous discuterez librement toujours, autour des lampes vigilantes. Vienne après cela l’aube et le clair chant du coq, alors vous serez prêts, et la justice soudaine que l’événement réclamera de vous, je ne sais pas ce qu’elle sera ; mais je dis, c’est notre foi à nous, qu’elle ne coûtera rien à votre géométrie. »

    Alain, Discours de distribution des prix, Lycée Condorcet, juillet 1904

    Source : http://alinalia.free.fr/spip.php?article21

  • Écarter quelques idées reçues sur la philosophie

    Trois idées reçues sur la philosophie : la philosophie comme discipline littéraire, la philosophie comme mode de vie, « chacun sa philosophie ! » – Une vidéo Grain de philo de Monsieur Phi